
Depuis quelque temps, je commence à voir apparaître de plus en plus d’articles chantant les louanges, tardives certes, du film Jennifer’s Body.
Sorti en 2009, réalisé par Karyn Kusama et écrit par Diablo Cody, c’est un film qui a été probablement aussi mal vendu que mal compris. Et sans aucun doute mal compris parce que mal vendu. Je me souviens très bien de ma propre réaction en sortant de la séance, d’ailleurs. C’était au UGC des Halles, j’y étais allée avec des copains de fac, ça s’était marré pendant toute la séance – des rires clairement moqueurs – et en sortant, tout le monde a dit la même chose : « C’est moi ou c’était vraiment de la merde ?! ». Et j’ai acquiescé. Et j’ai crié plus fort que les autres (parce qu’en tant que « spécialiste » des films d’horreur c’était mon opinion qui avait le plus de poids dans la dynamique de groupe) que ouais, pffft, trop, de la merde sérieux, et puis Megan Fox, quelle grosse pouffe, elle est même pas si belle et elle joue comme un pied. Pour ma défense, j’avais 22 ans et les discours sur le féminisme et le slut-shaming et la misogynie internalisée n’avaient pas encore percé dans le milieu mainstream.
Mais la vérité, c’est que j’avais adoré. J’avais eu trop peur de me mettre à contre-courant – j’avais une réputation à préserver – et surtout je ne comprenais pas encore pourquoi j’avais aimé, et j’aurais été bien incapable de l’exprimer. Je détestais Megan Fox parce que j’en étais monstrueusement jalouse – tous les mecs étaient fous amoureux d’elle, parlaient sans cesse de ses seins, de son cul, de sa bouche de suceuse, et moi j’étais dix ligues en-dessous, au moins. Comme Jennifer le dit si bien dans le film « You’re totally jello, you’re lime green jello and you can’t even admit it to yourself ». Verte de jalousie et pas tout à fait prête à l’admettre. Elle était tout ce que je ne pourrais jamais être – un fantasme, élevé au rang de divinité, inatteignable et sublime. Ce qui explique sa présence dans le rôle titre de Jennifer’s Body. Ce qui explique le sous-texte. Ce qui explique, en partie, le four que le film a fait. Toute la communication, toutes les campagnes de pub, ont saboté le film en ne misant que sur un angle : la plastique de Megan Fox et sa capacité à haranguer les foules simplement en se passant la langue sur les lèvres.

J’ai mis quelque temps à revisiter le film par moi-même, au calme, sans la pression de devoir performer socialement pour me conformer à l’opinion générale, et en laissant ma jalousie de côté, et depuis, j’ai dû le revoir une dizaine de fois. Comme pour Ginger Snaps (dont je parle tout le temps et que j’aborderai sans doute dans cette même rubrique un de ces quatre), Jennifer’s Body pousse le féminin monstrueux à l’extrême. Il prend tout ce concept terrifiant qu’est la femme consciente de son pouvoir pour l’élever au rang quasi-mythologique. Toute cette rage qu’on garde ancrée dans nos tripes, toutes ces choses qu’on fait parce que c’est ce qu’on attend de nous, tous ces stratagèmes à travers lesquels on se sent forcées d’exister se retournent enfin contre les oppresseurs.
Le monstre que devient Jennifer Check nait d’une agression violente perpétrée par les membres d’un groupe de rock qui décident de la sacrifier pour compléter le rituel qui leur permettra de devenir riches et célèbres. Seul souci : c’est une vierge, qu’il faut sacrifier, et Jennifer n’est même pas une « backdoor virgin » comme elle le rappelle à sa meilleure amie Needy. Laissée pour morte, elle réapparaît légèrement changée, et soudain très, très affamée. Elle refuse catégoriquement d’être traitée comme une victime et déchaîne sa rage non pas sur ceux qui sont responsables de sa transformation mais sur sa meilleure amie, et les pauvres mecs qui rêvent de poser leurs pattes sur le corps parfait de Jennifer.

Ce n’est pas exactement un film de vengeance, c’est un film de transformation, de destruction, qui montre comme un évènement traumatisant peut radicalement changer la façon qu’on a de voir le monde et de se comporter face à ses congénères. Récemment, Megan Fox s’est exprimée sur l’affaire #MeToo en disant qu’elle a fermé sa gueule à l’époque où tous les témoignages ont commencé à faire surface parce qu’elle pensait que peu de monde serait capable d’avoir de l’empathie pour elle. Elle avait déjà tenté, il y a des années, de dénoncer le comportement de Michael Bay sur les tournages auxquels elle a participé, et tout s’était retourné contre elle.
Megan Fox est trop belle, trop parfaite, trop à l’image d’Hollywood et trop peu reconnue pour ses talents d’actrice (Jennifer’s Body est une énorme exception sur son C.V.), et elle était persuadée que personne ne pleurerait pour elle. Si Jennifer’s Body sortait aujourd’hui, on le verrait complètement différemment, et il serait sûrement beaucoup plus encensé et associé à cette lutte qui domine l’industrie depuis quelques mois.

Bref, à la base j’avais pas prévu de digresser à ce point, je voulais juste exprimer mon amour pour ce film, pour Jennifer, pour Megan Fox, pour la réal de Karyn Kusama et pour les dialogues complètement perchés de Diablo Cody qui donnent un charme tellement unique à l’oeuvre complète. C’est dans la lignée de Jawbreaker ou des premier films de Gregg Araki, avec un peu de Clueless et de Mean Girls – sans oublier l’inévitable scène de marche au ralenti dans les couloirs du lycée dont tout film centré sur un personnage féminin monstrueux a besoin, à mon sens (cf. Ginger Snaps, ou même The Craft).
Je choisis consciemment de ne pas aborder la relation entre Needy et Jennifer parce que ça mériterait un article entier et que je ne m’en sens pas à la hauteur. Le fait que Jennifer dévore des hommes mais séduise Needy, qui semble ne pas vouloir admettre que c’est pour Jennifer que son coeur bat vraiment et pas pour son mec qui sent la bouffe thaï, mériterait d’être analysé plus en profondeur. Mais là aussi, c’est un aspect du film qui a été complètement oblitéré par le discours de l’époque qui était simplement de l’ordre de « AGHAGAGHAH MEGAN FOX ET AMANDA SEYFRIED SE ROULENT UNE GROSSE PELLE ET SE TOUCHENT LES NICHONS » – mais bon, c’était 2009, on était jeunes et cons.

Jennifer Check est odieuse, méchante, monstrueuse, manipulatrice, dangereuse, affamée, mais elle n’est que le produit de tout ce qu’on a pu projeter sur elle avant même qu’elle ait eu le temps d’affirmer sa personnalité et de l’attaque qu’elle a subi dans les bois. Et puis, comme elle le dit si bien quand Needy lui reproche de tuer des gens : « No, I’m killing boys ». Et c’est pas pareil.

Sur ce, si quelqu’un peut me mettre cette image sur une quinzaine de cierges, merci de me contacter ASAP.