« J’ai commencé à écouter Ouï FM et j’ai entendu un groupe que j’aime bien, ça s’appelle Linkin Park, tu connais ? »
Voici ce que j’ai dit à Xavier, un de mes seuls camarades de classe avec un style vaguement punk rock, qui est devenu, un peu par hasard, un de mes premiers mentors musicaux. L’album Hybrid Theory venait de sortir et In The End passait en boucle à la radio et à la télé. Je commençais à découvrir le rock/métal de mon ère, après avoir majoritairement écouté les vieux groupes de mes parents, et j’ai été immédiatement fascinée. Pour moi, ça a été le coup de foudre. C’est ce qui m’a poussée à me jeter sur Xavier pour lui en parler le lendemain, sûre qu’il allait pouvoir m’aider à en savoir un peu plus. Et j’ai eu raison de le faire, parce que deux jours plus tard, il a débarqué au collège avec un CD gravé rose bonbon sur lequel il avait gribouillé « Linkin Park – Hybrid Theory, enjoy =) ».
Aujourd’hui, Chester Bennington, le chanteur de Linkin Park, s’est suicidé. Et même si ça fait bien longtemps que je n’aime plus Linkin Park (en dehors de Hybrid Theory et Meteora, entendons-nous bien), j’ai le coeur complètement brisé.
Chester a donné une voix à ma souffrance adolescente, à mon mal être, à ma peur constante de décevoir, à ma douleur, mon envie de disparaître, de mourir, d’être effacée, mais aussi celle d’exister plus fort que les autres, de renaître de mes cendres. C’était le symbole de la dualité de ma personnalité, entre la dépression et la rage de vivre. J’ai pleuré des litres de larmes en l’écoutant crier, je me concentrais sur sa voix et ses mots quand le simple fait de respirer devenait une épreuve, quand un poids m’écrasait la poitrine et m’empêchait de dormir, quand la douleur était si forte qu’elle m’engourdissait complètement.
Et je sais que nous sommes extrêmement nombreux à avoir vécu la même chose grâce à Linkin Park. On les a connus, expérimentés, vécus et ressentis de la même façon. Avec des mots simples, ils ont réussi à verbaliser l’essence de tout ce qu’on ressentait de plus moche, tout en laissant une part à l’espoir de la guérison, la possibilité de s’échapper, de se libérer enfin de nos chaînes, peu importe leur taille.
Je me souviens qu’on s’embrouillait régulièrement avec « les grands » qui écoutaient du « vrai » métal et pas nos « merdes commerciales » et qu’on devait se défendre d’écouter Linkin Park, KoRn, Slipknot ou Marilyn Manson sous peine de perdre notre carte de membre du club des vrais métalleux. J’ai commencé à cracher publiquement sur Linkin Park bien avant de ne plus aimer ce qu’ils produisaient – à la sortie de Meteora déjà, j’assumais vachement moins mon amour pour eux. Mais je les écoutais quand même en boucle, en espérant que personne ne me grille, et qu’on pense toujours que je connaissais mieux les paroles de Master of Puppets que celles de Breaking the Habit (encore aujourd’hui, c’est pas le cas, et pourtant Satan sait à quel point j’aime Metallica d’un amour pur et inébranlable).
Si il y a un sacré paquet de groupes dans le grand univers du rock dont les paroles parlent de mal-être et de dépression, celles de Linkin Park avaient l’avantage de ne pas être trop intellectuelles. Dénuées de métaphores et de tournures de phrases trop habiles, elles disaient simplement les choses telles qu’elles étaient, sans pousser plus loin, sans perdre personne en cours de route, et restaient à la portée de tous les niveaux. Pas besoin de scénariser quoi que ce soit dans l’écriture, pour dire « Je me sens mal dans ma peau », Chester chantait « Je me sens mal dans ma peau ». Point barre. Et si j’ai toujours aimé les beaux textes chiadés et bien écrits, avec de jolies trouvailles pour dire les mêmes choses que mille autres avant mais différemment, parfois j’ai juste besoin qu’on aille droit au but. Et pour ça, j’avais Linkin Park.
Les textes collaient à tous mes états d’âme. Quand je ne me sentais à ma place nulle part, j’écoutais Somewhere I Belong. Quand les névroses de mon père débordaient sur les miennes, j’écoutais Numb. Quand j’avais l’impression de cramer de l’intérieur et d’être sur le point de péter les plombs, j’avais One Step Closer. Quand ma dépression se glissait sous ma peau et tentait de me grand-remplacer, c’était Crawling. Quand j’étais persuadée d’être en train de vivre mon tout dernier jour sur Terre, j’écoutais From The Inside.
Il y a un mois, quasiment jour pour jour, j’étais avec mon mec et mes potes devant la Main Stage du Hellfest en train de rire devant la performance de Linkin Park, qu’on avait trouvée franchement médiocre – notamment parce qu’on ne pouvait pas blairer leurs nouveaux titres. Tout le monde autour de nous était assis, une vue assez rare à cette heure de la journée devant une grande scène du Hellfest et les « vrais puristes » tiraient la gueule, se demandant ce que ce boyband foutait au festival du métal. Malgré ça, nous étions une petite poignée dans le groupe à sauter et à hurler les paroles de tous les tubes dès qu’ils jouaient une chanson des deux premiers albums. Quand ils ont joué Numb, j’ai fondu en larmes et j’ai brandi mes majeurs vers le ciel, comme à 16 ans, pour évacuer toute ma peine et ma rage envers mon père. Je n’étais plus adulte, je n’étais plus snob, je n’étais plus mature, j’étais ado et meurtrie, et quelqu’un sur scène mettait les mots justes sur ma douleur – et j’ai pu renouer avec cette partie de ma vie l’espace d’une soirée, retrouver ce sentiment de libération, de soulagement, lorsque la souffrance est entendue, digérée et évacuée. Et pour ça, je ne peux qu’être reconnaissante.
La dépression n’est pas une blague, ni une passade. La dépression est monstre vorace et tenace, on peut la distancier mais on court toujours le risque d’être rattrapé un jour – cette peur fait partie de moi, et ma vie d’adulte qui voit ses héros en mourir à un âge où l’on penserait que tout est résolu en reste profondément empreinte. Du côté des vivants, à chaque départ, on promet aux morts de continuer le combat pour eux, pour nous, pour les autres – et je réitère ma promesse aujourd’hui. Elle ne pourra pas bouffer tout le monde, on s’accrochera de toutes nos forces.
Ce soir, je laisse mes convictions intellectuelles de côté, j’oublie mon snobisme, le chemin parcouru, et je me contente de dire merci. Merci, Chester Bennington.